Au pays des fumeurs, les cendriers sont rois…

Publié le par Lynn

Cigarette au bec, roquet au bout de la laisse, le pas pressé par la pluie, les passants se hâtent Boulevard du Midi, jetant au passage un regard envieux aux chanceux, prenant leur temps, attablés au comptoir de l’ACA. Dans la devanture, semblant les narguer, trois jeunes filles bon chic bon genre prennent un café. Devant elles, des fardes de cours, des sacs à main, deux paquets de Marlboro, l’un rouge, l’autre doré, sérieusement entamés, et un cendrier qui étouffe sous les mégots. D’ailleurs, ici, les cendriers sont rois, trônant fièrement sur toutes les tables, et même sur le bar, à portée de main des serveurs. L’autre star de la salle, c’est le distributeur de cigarettes, que la plupart des clients semblent lorgner avec un air de convoitise. Bien en évidence, entre le bar et les toilettes, lieu de passage obligé, il semble donner le ton : ici, les fumeurs sont plus que bienvenus. La nouvelle loi de janvier 2007, qui rend la cigarette indésirable dans les bars, ne fait pas peur au personnel : l’ACA a obtenu une dérogation de durée illimitée, compte tenu de la petite taille de l’établissement, qu’il était impossible de scinder en deux parties, fumeurs et non-fumeurs. Une dérogation qui réjouit Franck, le serveur : « La plupart de nos habitués fument ; si l’on avait dû appliquer la loi, ils seraient partis ailleurs, on aurait perdu beaucoup de clients ». Comme pour lui donner raison, la porte grince, s’ouvre à contrecoeur, laisse s’échapper au-dehors quelques volutes de fumée, se referme. Un homme âgé, avançant lentement, se traîne jusqu’au bar, ôte son chapeau détrempé et met la main dans son blouson. Il en tire un paquet de cigarettes, en prend une, la porte à sa bouche, l’allume avec délectation, puis seulement prend place sur un tabouret en bois, et commande une bière à Franck. « Les meilleurs, c’est la Stella et la Jupiler, elles ont le même goût ». Plus loin au bar, un jeune homme en costume cravate, seul non-fumeur de l’établissement, se contente de hausser les épaules, visiblement plus absorbé par Barry White qui crie dans les haut-parleurs que par le palmarès des bières belges. Il ne semble même pas remarquer l’odeur de tabac et de goudron qui s’enroule dans ses cheveux et s’imprègne dans ses vêtements. Un bruit métallique saccadé le fait sursauter ; la machine à jeux dans le fond de la salle vient de délivrer son dû et de faire un heureux. Mais dans l’atmosphère bleutée et opaque, impossible d’apercevoir si un sourire s’est dessiné sur le visage du veinard, malgré la ventilation bruyante censée avaler la fumée. Une odeur plus prononcée emplit soudain les lieux, persistante, chatouillant le palais, laissant un goût âcre dans la bouche ; à côté du bar, un homme noir, coiffé d’un béret, ses lunettes posées sur son nez, vient d’allumer un cigarillo, et chasse de la main les arabesques blanchâtres qui l’empêchent de lire son journal. Après quelques bouffées visiblement savourées, il écrase d’une main experte son cigarillo dans le cendrier en verre fumé, se lève, abandonne là son canard, laisse tinter quelques pièces sur le comptoir. Sans attendre le cliquètement de la caisse enregistreuse, il ouvre la porte, sort, et inspire à pleins poumons une bonne bouffée d’air frais… avant de descendre les marches et de rallumer une cigarette.

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