Les véritables souveraines de la Galerie du Roi

Publié le par Lynn

Le regard fixe, le visage imperturbable, le port fier, rien ne semble les atteindre. Depuis des décennies qu’elles entendent les pas résonner sur les dalles sombres, elles ne les remarquent sans doute plus… Talons plats pressés de l’homme d’affaires en costume-cravate, talons hauts élégants des belles qui paradent, talons mous et flâneurs des touristes rêveurs, elles les connaissent par cœur. Elles se contentent de regarder sans voir, toutes de marbre vêtues, éternelles gardiennes de la Galerie du Roi, jalousement perchées autour des couleurs nationales. Et au-dessus de leurs têtes, implacable, à l’abri dans son cadran doré, file la trotteuse.Elle emporte avec elle les timides rayons de soleil qui tentent vainement de percer la verrière, nimbant les murs d’un halo pastel, donnant au lieu un air étrangement vieillot. Quelques secondes d’effort encore, puis les fragiles rais de lumière s’enfuient dans un souffle, balayés par une ronde de jeunes, le cartable accroché à l’épaule, qui déboulent sans crier gare de derrière les colonnes. Ca court, ça crie, une écharpe rouge poursuit un bonnet bleu, « tu ne m’a même pas touchée ! », ça s’éloigne, s’affaiblit, meurt à l’instant. Et le fugace éclat de vie qui a égayé l’atmosphère séculaire n’a pas même effleuré les quatre statues, drapées dans leur digne immobilité. Pas un frisson ne les parcourt, malgré le froid glacial qui traverse la galerie et fait se hâter les passants. Ils vont et viennent sans relâche d’un bout à l’autre du passage, se croisent, s’évitent, se remarquent à peine, et jamais ne ralentissent la cadence… Lever le nez devant les vitrines semble exiger d’eux un effort surhumain. Parfois un audacieux s’aventure dans un magasin, vite, vite, comme s’il espérait disparaître de notre vue et jouir seul de quelques instants bien au chaud, narguant les marcheurs pressés. Engoncés dans leurs interminables vestes, le visage fermé, l’air ailleurs, la bouche ouverte, ils fument comme des locomotives dans leur course contre la montre. Mais ils ne peuvent pas gagner, tic, tac, rien n’arrête la trotteuse, pas même les bruits fous qui parviennent, étouffés, de la rue ; ici les pneus d’un camion qui crissent dans un brusque coup de freins, charriant des relents nauséabonds, laissant un goût âcre dans la bouche ; là un accordéoniste esseulé qui s’efforce de recolorer la grisaille ambiante. Non, rien n’arrête la trotteuse, et c’est là la victoire des quatre belles de marbre, pour un peu elles souriraient, fières maîtresses de ce havre intemporel… Car elles savent qu’une à une les lumières des magasins vont s’éteindre, les volets vont emprisonner les étalages, déjà le ballet des serveurs entre les chaises en osier agonise, peu à peu les talons hauts et les talons plats laissent place au silence, même le soleil timide capitule. Mais elles, immuables souveraines, continuent leur veille, éternelles gardiennes de la Galerie du Roi.

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K
Je viens de parcourir ton blog.<br />
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